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— Il fait si chaud ! insista Azilis.

— Tu couleras dans cet étang.

— Je sais nager, pauvre idiot ! Surveille-moi si tu veux, mais laisse-moi me baigner !

Azilis sauta à terre, attacha Luna, sa jument, à la première branche d’un chêne, enleva prestement sa tunique, ses sandales, ses braies. Puis elle courut sur la pente douce, vêtue de sa seule chemise de corps. Une libellule heurta son nez. Elle s’arrêta au spectacle d’une couleuvre qui filait à la surface de l’étang, le museau pointé. Une poigne de fer lui broya l’avant-bras.

— Ton père t’a confiée à moi, tu ne te baigneras pas.

— Tu oses porter la main sur moi ? Je te ferai fouetter ! On t’enverra aux carrières ! Lâche-moi !

Un étonnement mêlé de tristesse se peignit sur le visage du jeune homme. Azilis eut honte de ses paroles mais s’entêta. Elle se tordait comme un gardon au bout d’une ligne.

— Lâche-moi.

Il desserra son étreinte, les yeux baissés.

— Je ne risque rien, Kian. Regarde comme c’est beau ! Tu n’aimerais pas y aller, toi ?

Il ne répondit pas, les yeux toujours fixés vers le sol. Non, bien sûr, pensa Azilis, Kian ne pouvait pas comprendre. Elle n’avait plus personne avec qui partager le moindre instant de bonheur. Une bouffée de solitude familière lui mordit le visage.

— Accorde-moi quelques brasses et je remonterai sagement. Promis.

Elle s’avança jusqu’à la taille dans l’eau froide sous les regards incrédules de Kian. Qui d’autre qu’elle possédait le privilège d’habiter une villa romaine dotée d’une piscine et de thermes, et préférait se baigner dans une eau opaque et grasse ?

Elle nagea avec vigueur puis se laissa flotter sur le dos. Là, dans cet étang à l’eau verdâtre qu’on appelait encore le bain de Diane, malgré la surveillance anxieuse de son garde du corps, là au moins elle goûtait à la liberté. Le soleil luisait sur ses jambes nues. Une algue lui chatouillait la nuque. Parfois elle jetait un regard à Kian qui ne la quittait pas des yeux et tenait les rênes de leurs chevaux.

Il la regardait par crainte de la voir couler mais aussi, bien sûr, parce qu’il la trouvait belle, flottant à moitié nue, avec ses cheveux bruns étalés dans l’eau comme une corolle. Elle ne se gênait pas pour se dévêtir devant lui, et il savait que ce n’était pas par provocation. Esclave, il n’était rien de plus qu’un cheval ou un chien. Peu importe qu’un chien vous voie nue. Peu importe ce que pense un esclave. S’il la touchait, c’était la mort dans les supplices.

Azilis se contracta. Une tache sombre bougeait à l’extrémité de son angle de vision. Elle se redressa, fit voler des gerbes d’eau. Trois hommes marchaient en tapinois vers l’étang, des gourdins à la main.

— Kian ! Derrière toi !

Il se retourna en tirant son épée. Azilis le vit parer un premier coup, repousser du pied un deuxième adversaire qui roula au sol.

« Des voleurs de chevaux ! se dit-elle. Si seulement j’avais Ormé ! » Par malheur elle avait laissé son chien à son frère aîné pour une partie de chasse. Elle s’élança vers la rive et hurla. Un gourdin s’était abattu sur l’esclave, qui trébucha.

— Eh ! Regardez cette beauté ! Les chevaux attendront !

Elle se figea, se souvenant avec terreur qu’elle était quasi nue. Mais son apparition avait distrait les rôdeurs et Kian en profita. D’un seul mouvement, l’épée plongea dans un ventre, fendit un visage. Le troisième bandit chercha à fuir. Il fut vite rattrapé et transpercé.

— C’est fini, domna[1], c’est fini.

Kian frictionnait sa maîtresse. Debout, essoufflée, grelottante, elle contemplait les cadavres : cheveux crasseux, membres squelettiques, loques informes qui s’imbibaient de sang. La masse des miséreux ne cessait de grossir par ces périodes sombres qui perduraient depuis les infiltrations barbares en Gaule ainsi que dans tout l’Empire romain. Seuls quelques privilégiés comme elle avaient été épargnés – pour combien de temps encore ?

Elle tremblait tellement qu’il l’aida à fermer la fibule[2] d’argent de sa tunique, à nouer sa ceinture. Elle sortit peu à peu de son état de choc et s’écroula au pied d’un bosquet d’aulnes. Le combat repassait devant ses yeux clos. Kian avait été d’une violence et d’une rapidité stupéfiantes. Elle lui dit d’une voix troublée :

— Merci, Kian, merci ! Papa a eu raison de te confier ma protection !

— Ne lui en parle pas.

— Au contraire. Tu seras récompensé, j’y tiens ! Ils auraient pu nous massacrer.

— Trois voleurs ? Avec des bâtons ?

— Et tout ça par ma faute, oui, par ma faute ! J’aurais dû t’obéir. J’ai été stupide. Et injuste avec toi.

— C’est mon travail de te protéger, domna. Ton père m’a acheté pour ça.

— Tu as reçu un sacré coup. Mais aussi, pourquoi ne portes-tu pas ta tunique de cuir ?

— Trop chaud.

— Tu es blessé ?

— Ça va.

— Montre.

Il dénoua la boucle de sa ceinture et souleva sa tunique. La partie gauche du thorax était tuméfiée. Kian sursauta quand Azilis effleura sa blessure.

— Tu as des côtes cassées, sûrement ! Viens. Nous ne sommes pas loin de la cabane de Rhiannon. Elle te soignera.

Elle se remit en selle. Ses cheveux mouillés empestaient la vase. Elle songea vaguement au démêlage pénible et interminable qui l’attendait. Puis ses yeux se posèrent à nouveau sur les cadavres et ses doigts se crispèrent sur la bride de Luna.

— Qu’est-ce qu’on fait d’eux ?

— Cadeau aux loups et aux corbeaux. Rentrons.

— Nous allons chez Rhiannon, tu m’entends, Kian ?

Il voulut hausser les épaules mais grimaça de douleur. Ils quittèrent les lieux sans se retourner.

L'épée de la liberté
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